Affaires familiales, d'Emilie Rousset

Léonard Ahssaine
Dans Affaires Familiales, Émilie Rousset et ses acteur.ice.s rejouent, au cours de 9 tableaux, des entretiens filmés qui révèlent les affres de la justice française et européenne en matière d'affaires familiales.
Crédits photographiques : Nadia Lauro
L’édition 2025 du Festival d’Avignon a accueilli cet été la nouvelle création d’Emilie Rousset, Affaires Familiales. C’est cette pièce que le Théâtre de la Bastille (Paris, 11e) a choisi pour lancer sa saison 2025-2026.
Le dispositif est assez singulier : les acteur.ice.s des spectacles d’Emilie Rousset ne suivent pas une partition textuelle mais une partition vocale ; munis d’une oreillette, iels interprètent le récit préalablement enregistré d’un.e témoin. Emilie Rousset et son équipe ont donc mené, en amont de la création, un long travail de recherche et ont recueilli de nombreux témoignages, en l’occurrence pour ce spectacle les recherches menées avaient pour objet les apories du système juridique français et européen en matière de droit de la famille.
Les comédien.ne.s évoluent au sein d’un dispositif bi-frontal (deux gradins qui se font face), à la croisée des regards, et sur une longue trame blanche, qui sert occasionnellement de surface de projection pour les films tournés lors des différentes rencontres d’Emilie Rousset avec les témoins - la scénographie est conçue par Nadia Lauro.
Le plus souvent par groupe de deux ou trois, les interprètes, installés au début de la pièce dans le public, s’emparent de l’espace central et rejouent les entretiens réalisés par Emilie Rousset (un.e acteur.ice joue donc presque systématiquement le rôle de la metteuse en scène). Neuf tableaux rythment la pièce, offrant chacun un regard différent sur la question des affaires familiales. Se succèdent sur la scène des figures diverses : le père d’un enfant né sous GPA qui s’affronte à la radicalisation politique dans l’Italie de Giorgia Meloni, une policière catalane qui officie pour une brigade spécialisée dans l’accueil des victimes de violences familiales, sexistes et sexuelles, une militante de renom au sein de la communauté queer au Portugal, les membres d’une association qui rassemble victimes d’inceste et proches des victimes, et plusieurs avocates.
Crédits photographiques : Nadia Lauro

​ Ces témoignages auxquels le public accède presque directement mettent ainsi en évidence les défauts du système juridique, sourd à la souffrance des victimes, mais que des magistrat.e.s et militant.e.s s’emploient à faire changer. Le geste d’artistes qui se saisissent des questions de justice, qui plus est ici dans une démarche documentaire, a cela d’intéressant qu’il s’attache à redonner à la séance théâtrale une forme d'utilité publique. Le dispositif bi-frontal encourage d'ailleurs la confrontation entre citoyen.ne.s et reproduit la théâtralité d’un procès. Dans Affaires Familiales, la dramaturgie relève d’une double dynamique, à la fois la reproduction in extenso des rencontres d’Emilie Rousset avec les témoins - jusqu’à rechercher la reproduction de leur attitude et gestuelle ; et la transposition de ces rencontres dans un dispositif théâtral assumé, sensé déplacer la portée des récits confiés par les témoins.
Ces témoignages auxquels le public accède presque directement mettent ainsi en évidence défauts du système juridique, sourd à la souffrance des victimes, mais que des magistrat.e.s et militant.e.s s’emploient à faire changer.
Cette transposition dont nous faisons état renvoie à la notion de “comparution théâtrale” (1), soit l’idée qu'en transposant une situation qui donne matière à procès au sein d’un dispositif théâtral on la redonne à juger. Par conséquent, la séance théâtrale devient un moment d’élaboration collective du droit. Dans le cas de Léviathan, par exemple, spectacle de 2024 mis en scène par Lorraine de Sagazan, quatre comparutions immédiates sont rejouées au plateau, rejeu soutenu par une scénographie monumentale. Ainsi, Léviathan a recours à une certaine majoration théâtrale qui permet aux situations réelles de recevoir du passage au plateau un supplément de force. Car c’est bien cela qui est en jeu, dans la démarche de Lorraine de Sagazan comme dans celle d’Emilie Rousset : frapper l’auditoire par la mise en avant des dysfonctionnements inhérents à un type spécifique de procédure : la comparution immédiate pour l’une, les affaires familiales pour l’autre. Seulement, il nous semble que le procédé de majoration théâtrale est bien plus ténu dans Affaires familiales.
Cette comparaison ayant ses limites, observons d’abord ce qui nous paraît fonctionner dans le geste de mise en scène d’Emilie Rousset. Il faut en effet saluer la qualité d’écoute que produit la disposition du public en bi-frontal. Observé autant qu’iel observe, le.a spectateur.ice est moins protégé par la frontière entre scène et salle que dans un rapport de pure frontalité ; l’addresse des acteur.ices est plus circulaire et correspond d’avantage à l’idée d’une communauté citoyenne formée par le public. En effet, une vrai communauté de savoir se crée et il est assez frappant de constater à quel point l’adage “nul n’est censé ignorer la loi” est on ne peut plus inexact. Le fait de donner la parole aux avocat.es en charge des dossiers permet en ce sens une compréhension plus précise des affaires familiales. La majoration théâtrale, très limitée, produit en creux un cadre enveloppant, permettant un traitement plein de pudeur et de douceur des témoignages. En somme les neufs tableaux d’Affaires familiales s'inscrivent en faux vis-à-vis de la temporalité rapide et implacable du jugement, en redonnant un temps d’écoute privilégié aux récits de témoins : “créer les espaces d’air”, pour reprendre les mots de la metteuse en scène. Dans cette perspective, il peut être émouvant de voir la transfiguration à vue des acteurs, qui se laissent transformer et traverser par des discours dont ils sont les porte-paroles. Affaires Familiales crée dès lors un lien particulier entre le public et des magistrat.es qui œuvrent à une plus grande cohérence dans l'interprétation des textes de lois qui relèvent du droit de la famille.
Seulement, cette fidélité vis-à-vis du matériau documentaire est-elle si pertinente ? En effet, le projet qui consiste à témoigner du combat des personnes engagées dans le traitement des affaires familiales se heurte à une réalisation scénique qui relève d’une approche réaliste, presque imitative. Le théâtre engagé qu’entend proposer Emilie Rousset rencontre un obstacle de taille dans cette élaboration formelle limitée. Cette fidélité et prudence à l’égard de la parole du témoin semble empêcher qu’elle ne devienne foyer de force et parfois, disons-le, source d’intérêt. Il arrive - certes ponctuellement - que la scène ne soit occupée que par deux comédien.ne.s, échangeant sur un ton des plus naturels, des affres de la justice, et ce pendant plusieurs dizaines de minutes. Les voix qui sont données à entendre sont celles des intercesseuses qui témoignent à leur tour des cas ou des affaires qu’elles ont pu traiter, voix qui sont à nouveau réappropriées par les interprètes. Finalement, les voix des victimes de violences n’ont droit de cité qu’au moyen d’une double médiation.
Quant au rapport des comédien.nes au public, il n’est on ne peut plus perturbé par le recours à l’oreillette : s’il faut saluer la performance des interprètes dans la restitution mot à mot d’un témoignage parlé et d’une parole au rythme parfois rapide, l’on peut tout de même se questionner sur le rapport que ce type de procédé crée avec l’audience. A l’écoute d’une voix diffusée intra-auriculairement, l’interprète semble parfois coupé de la scène, comme absorbé par une toute autre réalité que celle du présent de la séance théâtrale.
​ Soulignons tout de même la présence au plateau de différentes langues (le français, le portugais, l’italien, l’anglais, le catalan et l’espagnol) et le choix d’interprètes polyglottes, qui permet de situer les violences évoquées dans des contextes et des temporalités marqués par le politique, en plus de préparer le terrain à la réflexion sur le droit européen et les voix de recours possibles auprès de la Cour européenne des Droits de l’Homme (CEDH).

Crédits photographiques : Martin Argyroglo
Nous voudrions ici nous arrêter un moment sur un des tableaux de la pièce : celui qui traite d’une division de police catalane, spécialement formée à la prise en charge des victimes d’incestes et de violences sexistes et sexuelles. Le point de départ pour ce tableau est la rencontre d’une agente de police issue de cette brigade spécialisée. Au début du re-jeu de cette rencontre donc, Núria Lloansi entre sur scène vêtue de l’uniforme des Mossos d’Esquadra (la police catalane). L’échange se poursuit mais, exceptionnellement, n’en reste pas à un re-jeu : la policière investit véritablement l’espace, en escaladant les courbes de la grande toile blanche qui constitue le décor, en esquissant grossièrement des mouvements d’arts martiaux, en faisant des pompes, le tout sous une projection stroboscopique bleue qui rompt totalement avec l’éclairage ambiant du reste de la pièce. Après discussion, certains spectateurs semblent y voir un geste moqueur, discréditant, venant nuancer la présentation élogieuse dun système d’accueil des victimes, qui finit par l’attribution arbitraire d’un degré de vulnérabilité calculé par ordinateur. Or il est question dans cet entretien de violence vicariante - soit le fait de violenter un tiers (animal de compagnie, enfant), pour atteindre le partenaire.
Sur un sujet aussi sensible, Emilie Rousset a peut être eu la sensation qu’il fallait accepter un effet de surlignage, de mise en valeur d’une partie du texte, et a donc eu recours à un effet de majoration théâtrale. Pour notre part, ce moment s’inscrit comme un temps fort de la pièce, le seul en réalité qui s’attèle à faire du matériau documentaire un matériau théâtral, et à dépasser le niveau de figuration immédiate pour atteindre celui de la représentation à proprement parler. La célébration d’une figure protectrice est, à notre avis, beaucoup plus palpable et explicite dans ce cas-là.

[...] Ce moment s'inscrit comme un temps fort de la pièce, le seul en réalité qui s'attèle à faire du matériau documentaire un matériau théâtrale [....]
L'uniforme des Mossos d'Esquadra (police catalane)
Crédits photographiques : Nadia Lauro
En dernier lieu, la fin du spectacle, une sorte de “happy end”, nous semble questionnable : la progression des huits tableaux aboutit à une décision de la Cour Européenne des droits de l’homme saisie par une magistrate, verdict qui interdit l’interprétation, en France, de la “communauté de vie” inscrite comme obligation maritale dans le code civil napoléonien comme une “communauté de lit”, et ainsi rend impossible la condamnation d’une femme, par ailleurs victime de viol conjugal, qui refuserait de coucher avec son mari. Seulement, ce ton optimiste auquel Affaire Familiales a recours est bien plus un optimisme de profession qu’un optimisme matériel, en plus de verser dans la veine méritocratique en relayant le discours de magistrat.es, d’une classe sociale donc largement favorisée, qui enjoignent de croire au droit et de se battre pour le modifier.
En somme, nous encourageons les lecteur.ices à voir ce spectacle, non seulement pour se forger leur propre avis, mais aussi parce qu’Affaires Familiales réussit son pari de créer une vraie communauté de savoir autour de la question du droit de la famille, et ce malgré les limites du geste de mise en scène, que nous avons déjà exposées.
1. BIET Christian et TRIAU Christophe. « La comparution théâtrale. Pour une définition esthétique et politique de la séance. » Tangence, numéro 88, automne 2008, p. 29–43.
Affaires familiales, mise en scène et écrit par Emilie Rousset, du 19 septembre au 3 octobre au Théâtre de la Bastille (Paris, 11ème) et du 18 au 20 mars au Théâtre de l'Agora (Evry)