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L'existentialisme est un humanisme, de Jean-Paul Sartre :

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Nowenn Carlier

Crédits photographiques : Livromanie​

​Œuvre que l’on recommande souvent aux élèves de Terminale Générale dans le tronc commun de philosophie, L’existentialisme est un humanisme de Jean-Paul Sartre fait partie des lectures que j’ai réalisées par curiosité, et pour me préparer à mes études en classes préparatoires littéraires.

Avec sa thèse existentialiste et son caractère athée, cet essai de Sartre est très intéressant d’un point de vue philosophique.

Néanmoins, il semble nécessaire, pour approfondir une critique de l’œuvre, de se renseigner sur la personne de Jean-Paul Sartre, qui fait débat et est sujet de polémiques, même quarante-cinq ans après sa mort.

L’article qui suit va aborder des thèmes tels que la pédophilie et les agressions sexuelles, même si nous ne plongerons pas dans le détail des agissements de Jean-Paul Sartre. Si vous êtes témoin ou victime d’une situation similaire à celle des victimes évoquées, n’oubliez pas que des numéros gratuits d’écoute sont disponibles en France.
119 : Numéro d’appel d’urgence pour les enfants en danger.
0800 05 95 95 : SOS Viols.
3919 : Violences Femmes Infos.

Peut-on trouver des points de questionnement dans cet essai, sans nécessairement les relier à l’auteur lui-même ?

Journaliste français, mais également écrivain et philosophe, Jean-Paul Sartre est un des plus grands représentants français du courant existentialiste en philosophie, et plus précisément de l’existentialisme athée, courant dont il se revendique lui-même membre dans L’existentialisme est un humanisme, publié en 1946. À travers cet essai, Sartre répond à la fois aux critiques des chrétiens et des marxistes, notamment des communistes, dont il est politiquement plus proche. Cette publication semble faire office d’introduction à la philosophie existentialiste, une philosophie qui, chez Sartre, s’inscrit tout en contraire de la thèse déterministe et essentialiste.

Lors de la première lecture de cette œuvre, de façon plutôt innocente quant aux faits dont a été accusé Jean-Paul Sartre, j’ai été tout de suite interpellé par la prise de position assez radicale et pourtant fortement argumentée de Sartre. Si vous n’avez pas lu cet essai, je peux essayer de le résumer en quelques mots : l’homme n’est même pas en posture de choisir de ne pas faire de choix, car choisir de ne pas choisir est un choix en soi. Cette thèse met l’accent sur la responsabilité humaine, car si l’homme est forcé de faire des choix, s’il ne peut aucunement être déterminé, alors il se définit lui-même au fil de sa vie à travers ses mots et ses actions.

Il est évidemment possible, d’un point de vue purement philosophique, de complètement ignorer les agissements de Sartre (uniquement pour se focaliser sur la thèse défendue) et de quand même trouver quelques points de rupture sur lesquels appuyer. Sartre soutient que “pour obtenir une vérité quelconque sur moi, il faut que je passe par l’autre. L’autre est indispensable à mon existence, aussi bien d’ailleurs qu’à la connaissance que j’ai de moi.” Cette thèse pose d’emblée le souci de l’individualité et de la dépendance à l’autre : si je ne suis pas en mesure de me connaître moi-même, comment un autre pourrait-il le faire mieux que moi ? Nous pensons communément être les plus proches de notre intériorité, après tout ; et si nous ne sommes pas en mesure d’être honnêtes avec nous-mêmes pour apprendre à nous connaître, il semble difficile d’être assez honnête avec les autres pour qu'ils y parviennent. Cependant, le problème peut également se prendre dans l’autre sens : si je connais mieux quelqu’un que cette propre personne ne se connaît, alors une responsabilité m’incombe vis-à-vis de cette personne, sans que je ne le veuille pour autant. On peut voir ici une idée que soutiennent d’autres philosophes, alors contemporains à Sartre, comme Emmanuel Levinas, pour qui le “visage” d’autrui est un concept si important qu’il est essentiel. Ce qu’il entend par le “visage”, c’est cette responsabilité qu’autrui m’impose, qui passe par le premier commandement qui se résume à “Tu ne tueras point”. De cette manière, l’autre me commande et me supplie de le préserver : je suis responsable d’autrui, comme autrui est responsable de moi. 

Ainsi, les individus seraient dépendants les uns des autres sans solution de sortie, ce qui mettrait à mal la conception que l’on a tendance à avoir de la liberté individuelle, qui constitue une des quêtes principales de l’existence humaine. De fait, il semblerait aisé de penser la liberté individuelle comme une indépendance totale. Pourtant, Sartre défend cette liberté individuelle en la définissant autrement : la liberté individuelle ne réside pas dans l’indépendance totale, mais dans le fait de choisir. C’est en cela qu’il se permet d’affirmer que “jamais nous n’avons été plus libres que sous l’occupation allemande” dans Les Lettres françaises en 1944. 

“Il n’y a pas de doctrine plus optimiste, puisque le destin de l’homme est en lui-même.”
Jean-Paul Sartre, L’existentialisme est un humanisme, 1946

Dans la mesure où sa thèse se place également en opposition avec le déterminisme, on pourrait croire que l’idée de Sartre met en avant l’usage de la raison pour faire les bons choix, ou refuser de choisir lorsque nous ne pouvons pas le faire.

Néanmoins, il pose que lorsque les valeurs morales attendues sont trop vagues pour nous aider à nous positionner dans le cas particulier dans lequel nous devons agir, “il ne nous reste plus qu’à nous fier à nos instincts.” Il ne fait donc pas ici la promotion de la raison, mais bien de quelque chose de primitif qui existe en nous, et qui pourrait alors, lorsque notre raison est dépassée, nous permettre de nous orienter dans la bonne direction - ou, en tout cas, la direction qui paraît être la plus souhaitable.

Mais ce n’est pas tout : comme dit précédemment, Sartre défend l’idée d’un homme qui ne peut pas ne pas choisir. En ses propres termes, “​le choix est possible dans un sens, mais ce qui n’est pas possible, c’est de ne pas choisir. Je peux toujours choisir, mais je dois savoir que si je ne choisis pas, je choisis encore.” Il paraît alors impossible, si l’on adhère à cette thèse, de se mettre en retrait et de ne pas choisir : car ne pas faire de choix serait un choix en soi, forçant ainsi la responsabilité humaine et le libre arbitre de l’homme à l’extrême, créant alors une liberté contraignante, un paradoxe en soi, qui va à l’encontre totale de l’idée reçue d’une liberté fondée sur l’indépendance pure.

Mais alors peut-on relier cette œuvre aux actes de son auteur, et en quoi cela peut-il poser un certain obstacle sur le plan moral ?

Voilà le problème : les actions de Jean-Paul Sartre, qui défend un homme qui se définit à travers ses actions, semblent définir un homme foncièrement répréhensible sur le plan moral.

En 1977, il signe aux côtés de 68 autres intellectuels français (parmi lesquels on peut citer Louis Aragon, Simone de Beauvoir, Roland Barthes, ou encore André Glucksmann…) une tribune libre de Gabriel Matzneff dans le cadre de « l’affaire de Versailles » pour demander la relaxe de trois hommes accusés « d’attentat à la pudeur sans violence sur des mineurs de moins de quinze ans ». Dans la continuité de ce procès, il signe une lettre ouverte destinée à la commission de révision du Code Pénal, pour soutenir l’idée d’une « reconnaissance du droit de l’enfant et de l’adolescent à entretenir des relations avec les personnes de son choix. » Sa relation avec Simone de Beauvoir est souvent revue comme un modus operandi qui leur permettait à tous deux d’abuser de leur influence sur des jeunes, notamment des jeunes femmes, un comportement de leur part qui leur a valu des accusations de pédophilie.

“Le sexe est omniprésent dans la société, et dans les années 1970, les gens se disent “on fait ce qu’on veut”.”

Virginie Girod, pour France Culture.

Il faut également revoir le contexte dans lequel ses actions sont réalisées : dans les années 1970, l’obsession du changement du carcan familial, de la fin des bornes posées à la vie sexuelle est grande. Virginie Girod, docteure en histoire spécialisée dans l’histoire des femmes et de la sexualité, rapporte à France Culture que “Le sexe est omniprésent dans la société, et dans les années 1970, les gens se disent “on fait ce qu’on veut.” Ce n’est pas pour autant que ces actions ne peuvent pas être estimées choquantes, déjà à l’époque. Tant Sartre que ses contemporains aux tendances pédophiles se voient dans l’obligation de se justifier - un signe, peut-être, d’une réflexion morale qui les trahit dans leur volonté de normaliser les relations entre des adultes et des jeunes enfants. De plus, même si la société se libère de ses mœurs quant à la sexualité, le mouvement féministe prend de l’ampleur, notamment avec le Manifeste des 343, rédigé par Simone de Beauvoir et publié par Le Nouvel Observateur en 1971. Ironiquement, la compagne de Sartre, qui signait avec lui la lettre ouverte de Matzneff, signe ici un manifeste qui se veut pro-avortement et dans un mouvement qui se construit sur la caractérisation des crimes sexuels. Les polémiques sur la pédophilie, et par extension sur les agissements et les idées que défendaient Sartre ne datent donc pas d’hier, et c’est à partir de la fin des années 1980 que la pédophilie devient moralement jugée plus qu’ignorée, et que la polémique prend une ampleur plus importante, plus accusatrice.

De plus, le thème de la sexualité n’est pas un terrain qui est inconnu de Jean-Paul Sartre durant ces années. Puisqu’il a également écrit La Nausée (1938) ou encore Le Mur (1939), on peut dire que Sartre a déjà exploré les recoins de la morbidité humaine et de sa sexualité. Dans La Nausée, Sartre dépeint une critique et une dérision de la culture et des valeurs bourgeoises de son temps, en y mettant en scène Roquentin, le personnage principal, un homme présenté comme homosexuel mais aux tendances pédophiles, qui regarde avec insistance de jeunes garçons, et qui place la sexualité au centre de la réflexion de Roquentin. Dans Le Mur, ensemble de nouvelles, on peut remarquer que certaines d’entre elles, comme "La Chambre", mettent en scène la sexualité au milieu d’autres thèmes macabres, comme la folie ou encore la mort.

"[...]Si une fille de treize ans a droit à la pilule, c'est pour quoi faire ? [...] Trois ans de prison pour des caresses et des baisers, cela suffit."

Argument de la pétition signé entre autres par Sartre et Beauvoir,   paru en 1977 en soutien à Bernard Dejager, Jean-Claude Gallien et Jean Burckhardt, arrêtés en 1973 pour "attentat à la pudeur sans violence sur des mineurs de quinze ans"

Avec de telles œuvres à la fois littéraires et philosophiques, qui semblent, par ailleurs, confirmer la thèse existentialiste qu’il défend, il paraît difficile d’essayer de dédouaner l’auteur qui se cache derrière la plume qui a également signé les lettres ouvertes de la polémique quelques décennies plus tard. Mais comment l’expliquer ?

En ce qui concerne le côté dépositaire de la même théorie existentialiste des deux romans cités ci-dessus, la justification semble assez aisée : Sartre écrit des romans qui se veulent volontairement à mi-chemin avec la philosophie. C’est en cela que l’on peut souvent le retrouver associé à Albert Camus, bien que ce dernier trouve que Sartre est fragile sur le plan philosophique. Il plonge donc ses personnages dans des réflexions profondes tout au long de l’œuvre dans laquelle ils existent : dans Le Mur, par exemple, tous les personnages mis en scène cherchent une échappatoire, d’une manière ou d’une autre, à quelque chose qui vient troubler leur existence - en vain, à chaque fois. Il dit lui-même dans le second roman que nous avons mentionné, que « L’essentiel, c’est la contingence. Je veux dire que, par définition, l’existence n’est pas la nécessité. Exister, c’est être là, simplement; les existants apparaissent, se laissent rencontrer, mais on ne peut jamais les déduire. » En clair, notre existence ne se fonde aucunement sur un paramètre universel et obligatoire, et est plutôt la succession de hasard, de choix et d’éléments imprévisibles.

En reste que l’on peut toujours relier cette pensée existentialiste, présentée même dans les romans de Sartre, à une contradiction entre les idées et le comportement de l’homme. Dans La Nausée, il écrit : « Le corps, ça se vit tout seul, une fois que ça a commencé. Mais la pensée, c’est moi qui la continue, qui la déroule. J’existe. Je pense que j’existe. Oh! Le long serpentin, ce sentiment d’exister - et je le déroule, tout doucement. » Pour faire court, grâce à ce passage, on peut voir un nouvel appui à un argument présenté plus tôt : ici, Sartre pose l’idée selon laquelle l’homme est maître de sa pensée, il est celui qui construit son existence, petit à petit, choix par choix, sans qu’aucune nécessité ne puisse l’en empêcher. Même les romans de Sartre, par leur philosophie, mais aussi par leur idéologie, rentrent donc dans un conflit interne avec les agissements dont l’auteur s’est rendu coupable.

Alors, loin de voir qu’il s’agit d’un paradoxe ponctuel, on pourrait même se réserver le droit d’affirmer qu’il s’agit là d’une contradiction qui a suivi Sartre à vie, tant dans ses œuvres que dans ses essais philosophiques, que dans sa vie politique et sociale, vu la quantité de retours négatifs qu’il a reçus à la suite de ses agissements de son vivant, mais aussi après sa mort. Ironiquement, on peut remarquer qu’il écrit dans Le Mur : « Voilà ce que c’est de tenir fortement à ses opinions, on ne peut plus vivre en société. » Et, en effet, des « opinions » aussi controversées et contestées que les siennes, surtout au sujet de la pédophilie et de l’attirance pour le jeune âge, ne lui permettent pas une vie épanouie en société - on peut le voir avec la façon dont Gabriel Matzneff subit les conséquences de ses propos d’il y a cinquante ans.

Gabriel Matzneff (à droite) invité de l'émission littéraire Apostrophes présenté par Bernard Pivot (au centre), le 2 mars 1990 : l'une des rares personnes à dénoncer son comportement est l'autrice québécoise Denise Bombardier (à droite de Gabriel Matzneff). 

Alors, dans la mesure où Sartre refuse le déterminisme biologique ou sociologique et veut que l’homme soit lui-même responsable et maître de la définition de son être à travers ses actions, il n’est donc pas contradictoire de suivre sa thèse pour le qualifier de pédophile sans gêne, de personne moralement intolérable. Sa propre philosophie devient l’ironie de l’histoire : le contexte de la société ne peut le dédouaner de ses actions, ni même essayer d’apporter une cause extérieure à celles-ci. L’homme “condamné à être libre” qu’il était, pour reprendre ses propres mots, a fait ses choix en connaissance de cause, car rien, pas même une supposée ignorance ne pourrait justifier de tels actes réalisés à plusieurs reprises. En faisant l’apologie d’actions à caractère pédophile, lui et ses contemporains ont pu essayer de normaliser de telles envies malsaines, plutôt que de les questionner sur le plan moral.

L’existentialisme est un humanisme pose donc problème sur le plan moral, par son auteur, que nous venons de souligner : comment un homme qui pense que l’homme ne peut pas ne pas faire de choix aurait-t-il pu chercher à justifier ses actions par une cause qui lui est extérieure ? Cela semble dénué de sens.

Nous pouvons donc prendre un peu de recul sur l’essai de Sartre, et, bien qu’il soit possible de souligner l’originalité de sa position philosophique et la démarche justificative qu’il lui offre, il faut aussi garder en tête le comportement et les agissements qu’il a pu tenir par la suite : s’il dit “en me choisissant, je choisis l’homme”, Sartre a dessiné un genre humain grossier et impur au possible, et il ne revient qu’à nous de faire le choix de définir autrement à travers nos actions.

Références : 

L'existentialisme est un humanisme, (1946), un essai de Jean-Paul Sartre, publié aux éditions Folio (8 euros)

"Quand des intellectuels français défendaient la pédophilie" , podcast de France Culture, par Fiona Moghaddam, Cécile de Kervasdoué, disponible dans ce lien

"Ces intellectuels français qui cosignaient une pétition pro-pédophilie", article d'Olivier Francey, Tribune de Genève, disponible dans ce lien

La pétition "A propos d'un procès", signé par près de 80 intellectuels français en janvier 1977 est disponible dans ce lien

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