Le Passé, Julien Gosselin
Léonard Ahssaine

Crédits photographiques : Simon Gosselin
Le Passé, du 14 septembre au 2 octobre à l'Odéon (Paris 6), d'après Léonid Andréïev, adaptation et mise en scène par Julien Gosselin
La saison 2025-2026 du théâtre de l’Odéon (Paris) s’est ouverte en ce mois de septembre avec Le Passé, spectacle mis en scène par Julien Gosselin, le nouveau directeur du “Théâtre de l’Europe”. Il appelle de ses vœux, dans un édito publié en début de brochure, des chocs esthétiques, des renouvellements formels, en clair un bouleversement artistique capable de redonner sens à l’expression “spectacle vivant”.
Avant le futur de la création théâtrale contemporaine, la programmation de l’Odéon décrit une sorte de retour en arrière, de bilan : Le Passé pourrait tout aussi bien être sous-titré “Précédemment au théâtre”. Non pas que la pièce se perde en considérations historiques et ait recours à la reconstitution, loin de là ; Le Passé se fait la démonstration de l’inactualité d’une théâtralité perdue, celle de Léonid Andreïev, dramaturge de la fin du XIXe siècle, lui-même oublié. Le Passé repose sur un montage de plusieurs de ses nouvelles, romans et autres écrits, avec comme pièce-cadre Ekaterina Ivanovna, l’histoire d’une femme victime d’une tentative de féminicide qui devient l’ombre d’elle-même et hante, comme si elle était morte, la petite société familiale dont elle devient le mouton noir.
Pourtant, à la sortie de la salle, c’est davantage le recours à la vidéo qui est sur toutes les lèvres. Les acteur.ices de la pièce évoluent en effet dans des décors dont la majeure partie n’est visible depuis la salle qu’au moyen d’un écran surplombant, sur lequel sont projetées les images captées en direct par deux cadreurs. Le dispositif est poussé à l’extrême après l’entracte : le décor représente la façade extérieure d’un appartement bourgeois, dont les vitres sont obstruées par des rideaux.
Que penser, au-delà de la frustration tout à fait entendable de certains, de cet usage de la caméra ? C’est indéniablement un geste fort : le regard du spectateur est dirigé, tout comme la musique souligne l’intensité tragique des scènes marquantes. Le spectateur est ainsi placé dans une position paradoxale : la scène est semblable à une nature morte qu’aucune vie ou presque ne vient animer quand les gros plans de la caméra cherchent à l’inverse à provoquer un effet d’adhésion. Pour autant, la vidéo ne rend pas plus vivant le spectacle. Au contraire, elle est avant tout un moyen de montrer l’action en la renvoyant immédiatement au passé. L’action devient une archive immédiate, comme si la pièce d’Andreïev n’atteignait jamais l’actualité et le présent de la scène. Cet usage est donc en lien direct avec le projet dramaturgique qui est celui de Julien Gosselin et de son dramaturge, Eddy d’Aranjo pour ce spectacle : montrer quelque chose de l’ordre du déchet, de l'obsolète, et souligner l’incapacité du théâtre de répertoire à déjouer les attentes, en somme à provoquer un choc esthétique et formel digne d’intérêt.
Cette attaque en règle d’un théâtre passéiste prend des allures de parodie dans le tableau dit “La mer”, séquence d’une très courte durée qui emprunte aux codes du drame wagnérien dont même la musique semble être le pastiche. La toile peinte et les décors en carton-pâte, très ironiquement inondés de fumée sont laissés pour compte, sans acteurs, comme si la figure du metteur en scène - génie rêvé par le romantisme ne leur avait pas laissé de place. Les effets de citations ironiques sont nombreux : des fausses bougies qui bordent le plateau aux attitudes volontairement lyriques de Carine Goron dans le monologue l’Abîme, à tel point que la salle à l’italienne du théâtre de l’Odéon elle-même devient partie intégrante du mécanisme satyrique.
Signe par excellence de l’ancienneté du texte : la place des femmes. Ekaterina Ivanovna est victime d’une tentative de féminicide, motivée par un soupçon d’adultère de la part de son mari, Gorya. Elle se livre à un autre et avorte et devient ainsi la honte de la petite société qui gravite autour du couple. Convoitée et abusée par tous les hommes de son entourage, tout comme sa sœur Lisa, elle décline peu à peu vers ce qu' on serait tenté d’appeler “l’hystérie” ou “maladie féminine” pour citer un des personnages de la pièce. Seulement, le geste dramaturgique consistant à montrer le mal - ici la société gangrénée par le patriarcat et la violence qu’y subissent les femmes - plutôt que la victoire manichéenne du bien touche peut-être ici à sa limite. La question du male gaze est à considérer très sérieusement : dans la mise en scène, rien en apparence ne vient démentir le texte d’Andreïev, constat fait par un homme de la progression de la démence chez une femme, et ses effets sur une communauté presque exclusivement masculine. Le risque est grand de verser dans une esthétisation de la violence, car le projet qui consisterait à la resituer dans son contexte historique est hautement perturbé par le foisonnement technique et la fable technologique construite au plateau. Le féminicide de Katya à l’issue de la séquence dans le Brouillard pose particulièrement question : les personnages sont des figures grotesques, masquées, volontairement caricaturales et Pavel Alexeïevitch, auteur du féminicide, est davantage montré comme un adolescent perdu, ne sachant que faire de son désir, entretenant des rapports compliqués avec son père qui n’admet pas l’intrusion de la sexualité dans le cours tranquille de la vie de famille. Plus encore, le crime, suivi du suicide de Pavlev, semble être l’acte libérateur qui met fin à la phase dépressive et à la détresse sexuelle qu’il traverse.
Risquons nous tout de même à relever les éléments qui contredisent cette version des faits. Tout d’abord il faut souligner la prouesse de Victoria Quesnel (Ekaterina Ivanovna). Son jeu, anti-naturaliste au possible, peut être lu comme le rejet du théâtre de Tchekhov qui s’inscrit dans la même veine que celui d’Andreïev. Par extension, en cherchant les limites de son corps, c’ est du cadre patriarcal qu’elle semble s’émanciper. Toutefois, cette tentative presque désespérée est médiatisée par la caméra et donc ramenée à un élément d’intrigue et de mise en scène, qui relèvent toutes deux d’une élaboration masculine. Néanmoins, Julien Gosselin ne dirige que très peu ses comédien.ne.s. Carine Goron (Lisa) semble tout particulièrement amener le texte hors du cadre pré-défini par l’auteur. La solidarité qui la lie à l’autre personnage féminin est une des manifestations de cette liberté d’interprètes.
La fin du spectacle est particulièrement éloquente à ce titre : la caméra montre, avec une certaine distance, Ekaterina Ivanovna lévitant au milieu du salon, après l'exécution de la danse des septs voiles empruntée au mythe biblique de Salomé. Les interprétations possibles sont infinies et l’on pourrait tout à fait concevoir cette issue fantastique comme une essentialisation par le sacré de la femme martyr sans prise en compte de la réalité matérielle de la domination patriarcale. Pour autant, c’est peut-être l’échec du male-gaze qui est montré ici : l’échec de la production de sens par le regard masculin, la vanité du projet d’appréhension des comportements féminins. “Nommer les choses impossibles”, tel est le projet poursuivi par Julien Gosselin dans son oeuvre, selon l’entretien réalisé par William Ravon pour le programme de salle. Cette phrase est peut-être la clé de voûte de la structure dramaturgique chiadée du Passé, du foisonnement technique et médiatique à l’œuvre. Ainsi Le Passé se terminerait sur l’échec de la production de sens par le regard masculin malgré tous les moyens déployés, et ouvrirait sur une saison théâtrale avide de chocs esthétiques.

"Seulement, le geste dramaturgique consistant à montrer le mal - ici la société gangrénée par le patriarcat et la violence qu’y subissent les femmes - plutôt que la victoire manichéenne du bien touche peut-être ici à sa limite."
Crédits photographiques : Simon Gosselin
"L’action devient une archive immédiate, comme si la pièce d’Andreïev n’atteignait jamais l’actualité et le présent de la scène."