​Toutes blessent, la dernière tue : L’esclavage moderne du point de vue de la philosophie ancienne

Ambre Gillet
Tama est l'esclave d'une famille à l'autre. Du haut de ses 9 ans, elle est traitée comme une inhumaine qui doit savoir tout gérer et... tout subir. L'auteure nous livre un véritable tableau des passions humaines qui se déchaînent, une réflexion philosophique sur le rapport maître-esclave et surtout, une grande leçon de bravoure de la part de Tama, témoin essentiel de l'esclavage moderne.
Crédits photographiques : Editions Pocket
“L’inhumanité” des bourreaux de Tama, face à la définition spinoziste
A-t-on réellement aboli l’esclavage, ou seulement changé sa forme ? C’est la question que fait résonner le destin tragique de Tama. Exploitée, affamée, battue, elle subit toutes les violences qu’une société peut infliger à l’innocence. Spinoza définissait “l’inhumain” comme celui qui ne vit ni sous la conduite de la raison ni sous celle de la pitié, celui qui n’est pas secourable aux autres. La famille Charandon, qui torture Tama, incarne parfaitement cette absence de raison et de compassion. Giébel met en lumière ce paradoxe : alors que la philosophie définit l’homme par la raison (le logos), c’est dans la déraison et la cruauté qu’il se révèle ici.
Apprécier lire l’horreur : le paradoxe du suave mari magno
​ Ça ne vous est jamais arrivé de continuer un film d’horreur malgré la souffrance des personnages ? D’écouter un témoignage rempli d’atrocités ? De ne pas détourner le regard à la vue de quelque chose que vous n’auriez jamais dû voir ? Ce paradoxe, déjà formulé par Lucrèce dans De rerum natura, s’appelle le suave mari magno. Il ne s’agit pas d’un plaisir malsain à voir souffrir, mais du soulagement d’observer, depuis la rive, une tempête à laquelle on échappe soi-même.
Giébel fait de cette distance une épreuve morale : face aux tortures de Tama — viol, famine, humiliations —, le lecteur souffre, s’indigne, mais continue de lire. Non pas par voyeurisme, mais parce que cette douleur est un miroir. Elle révèle ce que l’homme peut devenir lorsqu’il se libère de toute humanité.
En ce sens, lire Giébel, c’est affronter la violence du réel : l’esclavage n’a pas disparu, il a seulement changé de visage. On est fouettés par la réalité : l’esclavage a été aboli juridiquement, mais jamais dans les faits, alors voir permet de mieux comprendre, de réaliser que ça existe vraiment.
Peut-on parler “d’esclavage volontaire” ?
Aristote parlait déjà d’"esclavage naturel”(Politique), et La Boétie, plus tard, de “servitude volontaire” (Discours de la servitude volontaire). Ce concept, qui semble choquant, traduit une vérité dérangeante : il est parfois plus facile d’obéir que de se libérer.
Tama rêve souvent de fuir, mais où irait-elle ? L’inconnu fait plus peur que la douleur familière. Giébel montre ainsi que la domination peut devenir un refuge psychologique. Aujourd’hui encore, on peut rapprocher cette idée du syndrome de Stockholm, où la victime développe un attachement envers son bourreau. Rappelez-vous, quand vous étiez dans une relation où vous avez préféré subir plutôt que partir.
Tama, bien que maltraitée, compatit à la peine de la femme qui la bat. Elle ressent de la pitié pour Mejda, qui l’exploite. L’esclavage n’est plus seulement physique : il est mental, intériorisé.
Est-ce vraiment Tama l’esclave ?
Sénèque, dans ses Lettres à Lucilius, rappelait qu’être esclave n’était pas une condition naturelle, mais sociale. Finalement, nous pourrions tous être soumis à un moment donné. Il prend la métaphore du souper, en expliquant que les esclaves ne sont pas des esclaves par nature, mais plutôt des hommes et des amis humbles. Si le maître ne partage pas ce dîner avec eux, ce n’est qu'un “glouton insatiable”, qui ingurgite plus qu’il ne laisse à l’esclave. L’esclave parlera alors sur lui, faute de pouvoir parler avec lui.
On retrouve exactement cette situation avec Tama : elle ne mange jamais avec les autres et doit se contenter des restes de la famille. Le soir, auprès de sa poupée Taboul, elle maudit ses maîtres, affamée de vengeance, comme pour sauver la dernière part d’humanité qu’on ne peut lui voler.
Les Anciens nous ont tout de même donné des clés de lecture pour mieux comprendre l’esclavage, qui ne se réduit pas à une simple soumission d’un être à un autre. Finalement, c’est bien plus complexe qu’une vision binaire : c’est tout un mécanisme psychologique qui nous maintient très vite au statut d’esclave. L’esclavage a peut-être été aboli juridiquement en 1848, mais il survit dans les relations de pouvoir, dans l’exploitation silencieuse, dans la peur d’être libre.
Toutes blessent, la dernière tue, un roman de Karine Giébel, aux éditions Pocket (10,70 €)